Trio Sōra: «La plupart des oeuvres de Beethoven furent incomprises et rejetées de son vivant»

Cédric Garrofé • oct. 20, 2020

Le Trio Sōra répond aux questions des lecteurs du Temps 

Dans les arts visuels, le public passe facilement de Rembrandt à James Turrell ou Anish Kapoor. En musique, les amateurs de Bach n'apprécient pas trop Radiohead ou Pink Floyd, et vice-versa. Comment expliquer cette segmentation chez les mélomanes?
ClémenceDans les arts visuels on est généralement en effet plus ouverts à des esthétiques très différentes, et lorsqu’on apprécie la grande peinture classique et romantique on est en général plus apte à apprécier l’art contemporain.
En musique on a tendance à davantage différencier la musique dite savante (Bach, Beethoven, etc.) de la musique «populaire» ou musique de divertissement. Mais personnellement, j’adore écouter les Beatles ou Radiohead, certes ce sont des musiques plus «populaires» mais aussi incroyablement expressives, d’une manière différente. Je pense qu’aimer la musique classique n’empêche pas d’apprécier d’autres styles.

Comment choisissez-vous votre répertoire ?
Trio SōraPar exemple, cette année est le 250ème anniversaire de Beethoven. Nous avons décidé de nous plonger dans son univers en enregistrant ses six grands trios! Nous tenons aussi à défendre le répertoire de compositrices, et avons d’ailleurs fait une commande à la compositrice canadienne Kelly-Marie Murphy. Nous avons la chance d’avoir un répertoire très vaste et de pouvoir programmer des récitals très éclectiques.

Avez-vous déjà joué avec des musiciens de rock ?
Trio SōraNous n’avons jamais joué avec des musiciens rock! Mais oui, l’expérience nous tenterait. Nous avons des amies proches qui forment le groupe LEJ et serions heureuses de jouer avec elles.

Combien d'heures par jour jouez-vous pour vous maintenir à votre niveau ? 
Trio Sōra :Nous travaillons 8 heures par jour.

Une question aux trois artistes: pourquoi avez-vous choisi de jouer sur vos instruments ?
Pauline: ma mère était pianiste amateur, dès ma petite enfance je demandais à accéder au piano. J’ai donc commencé à 3 ans, son professeur refusant de m’enseigner avant !
Clémence: j’avais 4 ans, c’était pour moi une évidence !
Angèle: au départ, je voulais aussi faire du violon! Mais il n’y avait pas la place au conservatoire de ma ville natale. J’étais très heureuse dès mes premières notes au violoncelle !

Comment conciliez-vous activité professionnelle et personnelle ?
Trio SōraÉtant en début de carrière, nous mettons la priorité sur notre vie professionnelle qui demande énormément d’investissement. Malgré tout, nous essayons de garder un peu de temps pour nous, ce qui est primordial pour notre équilibre individuel et de groupe !

J’ai remarqué que dans certains trios, d’après mon humble appréciation, les pianistes dominent trop, du point de vue volume et dictent unilatéralement trop le tempo des pièces. Les pianos n’avaient-ils pas au temps de Beethoven moins de puissances par rapport aux cordes aujourd’hui?
Trio SōraEn effet, les pianos à l’époque de Beethoven avaient moins de puissance sonore mais il en est de même pour les cordes. Les instrumentistes de l’époque jouaient sur des cordes en boyaux, qui donnent une sonorité beaucoup plus douce. L’archet était également différent.
Le piano moderne s’équilibre donc plutôt bien avec les violons et violoncelles et archets modernes. L’équilibre en trio est une chose délicate à trouver, qui dépend également beaucoup de la salle et de l’acoustique, c’est pourquoi nous répétons quotidiennement afin de développer et de perfectionner notre oreille et être capables de nous adapter en toute circonstance.

Le mot musical que vous préférez ? 
Trio SōraCantabile, qui, pour nous, représente l’essence même de la musique.

Quels sont vos prochains projets ?
Trio SōraNotre projet phare de cette année se poursuivra jusqu’en 2021: la sortie de notre Triple Album Beethoven chez Naïve est prévue pour le 6 novembre 2020 et elle sera suivie d’une tournée de concerts en Europe et en Chine.
Nous avons aussi à coeur de défendre la musique contemporaine et nous avons commandé un Triple Concerto à la brillante compositrice canadienne Kelly-Marie Murphy, que nous admirons pour son style explosif. La création de ce Triple Concerto aura lieu en 2022.
Un autre projet que nous attendons avec impatience pour l’année prochaine: notre collaboration avec la Middle Eastern Children Institute. 
Nous irons en Palestine pour une durée de 1 mois afin de monter un projet musical avec de jeunes enfants et adolescents, et également former les professeurs sur place à l’enseignement de la musique pour plus d’autonomie.

Quel autre trio préférez-vous ?
Trio SōraNous n’avons pas de trio préféré. C’est une sensibilité propre à chaque oeuvre. Nous avons une affinité avec le Trio de Ravel, ceux de Beethoven, la musique de Brahms et tout particulièrement celle de Kelly-Marie Murphy à qui nous avons tout spécialement commandé une pièce que nous espérons jouer très prochainement.

Pour moi, les jeunes adorent le classique, mais ils ne le savent tout simplement pas. Ecoutez du Muse, notamment les premiers albums, vous trouverez de larges parties de Rachmaninov. Ecoutez du rap, la musique classique y est omniprésente. Qu’en pensez-vous ?
Trio SōraSans savoir qu’il s’agit de musique classique, beaucoup de jeunes en écoute en fait en permanence. Dès lors que le terme «musique classique», «musique savante» peut en rebuter certains alors qu’il s’agit du même langage que celui que l’on retrouve chez Muse et dans le Rap. 

Un artiste vivant ou disparu qui vous impressionne et impressionnera toujours ? Pourquoi ?
Pauline: nous sommes extrêmement admiratives du Quatuor Ébène qui nous a donné l’envie de nous lancer sur la voie de la musique de chambre. Nous travaillons avec Mathieu Herzog qui en est l’un des membres fondateurs. Tabea Zimmermann est aussi une personnalité et une musicienne incroyable - avec qui nous avons eu la chance de jouer. C’est leur amour de la musique, l’inspiration qu’ils transmettent en font une immense source d’inspiration.

J’ai toujours jugé que Franz Liszt était la première «rockstar» de l’histoire. Il avait ses groupies, ses performances étaient très poussées. La Lisztomania en quelque sorte. Dans quelle mesure peut-on aussi dire, selon vous, que Beethoven a révolutionné la musique ?
Clémence: Beethoven a en effet révolutionné la musique, comme peu l’ont fait dans l’histoire de la musique. Beethoven est un inclassable, qui dès son jeune âge et ses premiers opus a brisé tous les codes classiques. Il prenait, selon moi, un malin plaisir à jouer avec les codes de l’époque pour complètement les dépasser.
Beethoven a vécu dans les prémisses du romantisme, mais dans son expression, la portée psychologique et également philosophique de sa musique il avait déjà dépassé en quelques sortes le courant romantique. Beaucoup de ses oeuvres de son vivant furent incomprises et rejetées car trop en avance de son temps. Même de nos jours, sa musique ne vieillit jamais elle reste encore incroyablement moderne à nos oreilles! C’est ce qui nous passionne chez ce compositeur et ce qui nous a poussé à enregistrer les Six grands Trios de Beethoven.

Pour séduire les nouveaux publics, ne faudrait-il pas proposer plus de contenu explicatif à la musique classique? Je trouve qu’on manque d’émissions de vulgarisation. Je me souviens par exemple d’une magnifique émission avec Jean-François Zygel (La boîte à musique) où il décortiquait par exemple très simplement le Boléro de Ravel. Tout devient plus clair avec de genre de vulgarisateurs, et on se passionne plus volontiers.
Trio SōraSans parler de «vulgarisation», nous aimons avant tout casser les préjugés qui gravitent autour de la musique classique et pour cela, nous présentons régulièrement les oeuvres que nous jouons, leur contexte, identité musicale et les raisons qui nous poussent à les interpréter. Cela renforce également le lien avec notre public, qui s’imprègne alors davantage de notre musique et rend plus accessibles à la fois le programme et les artistes.

Vous semblez être actives sur les réseaux sociaux, retrouvez-vous le même type de public dans vos concerts ? Est-ce nécessaire selon vous, pour un trio, d’être présent sur ces outils aujourd’hui ?
Trio SōraLes outils numériques sont nécessaires pour maintenir le lien et une présence qui nous permet aussi d’exposer la vie du musicien dans son ensemble, au-delà du simple performeur. Beaucoup de personnes qui nous «suivent» nous suivent également dans nos déplacements et nos concerts. C’est très touchant de les retrouver et de partager après les concerts, c’est un soutien important pour nous, et dans le contexte actuel (Covid-19), le contact avec notre public nous manque tout particulièrement.

Les soeurs Berthollet ont expliqué avoir reçu des remarques sexistes ou même du harcèlement. Confirmez-vous que cela existe dans votre milieu? En avez-vous déjà été victimes ?
Trio SōraNous n’avons pour notre part pas été victimes de harcèlement sexuel, mais nous pouvons vous confirmer que cela existe malheureusement. En tant que trois femmes musiciennes, nous ressentons parfois une certain sexisme à travers des commentaires ou des comportements infantilisants ou à caractère sexuel de notre public ou des organisateurs avec qui nous travaillons. Souvent ces remarques ne sont pas vraiment malveillantes de la part des gens qui les émettent mais restent souvent blessantes, et nous font comprendre que les mentalités doivent encore évoluer dans ce domaine.

Avec l’avènement du streaming et la chute des ventes des titres ou albums, beaucoup d’artistes jugent qu’il est désormais très difficile de vivre de la vente de ses morceaux. Confirmez-vous cela ?
Trio SōraLes ventes d’albums ont toujours représenté une part infime des revenus pour un artiste, quel qu’il soit. Évidemment, les concerts sont notre source de revenu principale. Il y a des disparités très grandes entre les sommes que touchent les groupes de musique de chambre et les solistes. Sans rouler sur l’or, nous avons la chance de pouvoir nous produire beaucoup et de vivre de notre art.

Il est rare de voir des jeunes s’intéresser aux concerts classiques. Les programmes sont-ils trop élitistes? Que proposez-vous pour permettre de rajeunir un peu les salles? 
Trio SōraAu delà du programme lui-même, nous pensons que le format et le cadre du concert sont décisifs pour attirer un public plus jeune. Par exemple nous avons joué en octobre dernier à la Philharmonie de Paris dans un concert à 3h du matin qui faisait partie de la Nuit Blanche parisienne: des événements culturels organisés à travers toute la ville et durant toute la nuit.
Nous avons été surprises de voir que notre public était en majorité des adolescents et des trentenaires! Ce qui les attire est l'expérience unique d’écouter un concert à 3h du matin, le côté original et expérimental les a donc intéressé autant que le programme. Et leur accueil fut vraiment enthousiaste! Nous y avions joué du Beethoven...

Les fans de musique classique sont très diplômés et vivent majoritairement dans les grandes villes. La clé pour attirer un nouveau public, n’est-ce pas la pratique instrumentale dès l’école? Je ne suis pas sûre que les cours de flûte soient parfaits pour se sensibiliser à cet art…
Trio SōraLa musique est une passion qui se transmet. L'apporter dès l’école est indispensable pour générer l’intérêt des plus jeunes. Ce sont des initiatives qui existent, mais qui sont malheureusement trop rares.

Quitte à rendre hommage à Beethoven: jouer un concert en portant des bouchons dans les oreilles pour ne rien entendre, vous relèveriez le pari ?
Trio SōraL’expérience pourrait être drôle! Les vibrations musicales sont une expérience en soi. Mais quel dommage de se priver de sa musique!

Où rêveriez-vous de jouer votre album ? Sur quelle scène ? Et sur quel instrument ?
Clémence: au Carnegie Hall à New York ! Mon violon est déjà magnifique, je n’en souhaite pas d’autre (un Guadagnini de 1777).
Angèle: à la Cité Interdite à Pékin avec un Stradivarius.
Pauline: en plein coeur d’une nature immaculée, sur un Fazioli.



 Propos recueillis par Cédric Garrofé
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